TUNIS – Mohamed Zran vient de terminer son second long métrage de fiction: Le Prince, une comédie réaliste poétique qui sortira en automne sur le grand écran, et dont l’ambition est de dresser un tableau des rapports sociaux au sein de la Tunisie contemporaine.
Qui est Mohamed Zran?
Je suis né dans le Sud tunisien, à Zarzis, un tout petit village au bord de la mer, une palmeraie très calme, de grands espaces….maintenant je me retrouve dans la jungle.
Celle de la ville ou bien du cinéma?
Les deux à la fois. Une jungle où il faut lutter pour conquérir son propre petit espace. Et pour moi qui viens d’un monde situé aux antipodes de ma vie actuelle, c’est bien là le défi.
Vous êtes cinéaste: un destin? Le jeu du hasard?
Je ne crois pas au hasard.
Vous avez commencé par la photographie…
Oui, j’ai fait mes études secondaires à Gabès, après le bac je suis parti à Paris, j’y ai traîné, comme tous les jeunes qui traînent à Paris à la recherche de leurs rêves. Après des petits boulots et beaucoup de solitude, j’ai fini par comprendre ce que je ressentais, ce qu’il y avait autour de moi, ce que je regardais mais que je ne voyais pas. A cette époque je faisais de la photographie, je n’ai jamais pensé qu’un jour je deviendrais cinéaste.
Qu’est ce qui vous a poussé vers la caméra?
Je m’amusais à l’occasion d’un stage de photos en composant des objets, en faisant de la sculpture qu’après je photographiais. Mais ça restait figé, ça ne prenait pas vie. Je voulais aller au-delà de l’immobilité des formes. J’ai continué ma recherche. Et ce n’est pas par hasard si mon cheminement à abouti à la conviction que je voulais devenir cinéaste et m’exprimer avec les images. Je crois que ce qui m’a poussé c’était l’idée du mouvement, donc du changement.
Quand vous expliquez comment vous tournez vos films, on a comme la sensation d’une souffrance.
J’aime dire que je voudrais bien être peintre parce que, par rapport au cinéma, cette façon de s’exprimer demande juste un cadre et très peu de moyens, il n’y a pas le problème de trouver des fonds, ni le poids d’une véritable machine qui, en démarrant, met en jeu un producteur, un diffuseur, des acteurs…. Bref, la responsabilité de faire un film est assez lourde. Il faut parfois plusieurs années de travail pour rassembler tout ce qui est nécessaire, on trouve difficilement l’argent pour financer un film, et au sud de la Méditerranée c’est encore plus compliqué. Oui, un film c’est un peu comme grimper sur une montagne: lorsque tu écris le scénario, tu l’aperçois au loin. Et au fur et à mesure que le travail avance, tu t’approches de la montagne. Le premier jour de tournage, quand les comédiens sont là et que tu peux les toucher, que tu dois les diriger, tu te retrouves face à face à la matière, il n’y a plus de distance, plus de temps, ni d’excuses: tu es devant ta montagne, et il faut la grimper. Comment réussir à l’escalader? Comment toucher le sommet? C’est çà le défi, le métier d’un artiste: c’est la bagarre avec la matière.
Vous avez dit que votre premier film, Essaïda, est un véritable coup de balai avec le passé du cinéma tunisien: pourquoi?
Essaïda coupe avec l’esprit, l’espace et même la langue du cinéma tunisien précédent, qui était assez conformiste. Il s’agit d’un film contemporain, vivant, audacieux et sans complaisance. C’est l’histoire d’un garçon qui habite dans le quartier populaire de Essaïda, et qui rencontre un peintre en ville. Le peintre suit le garçon, et il tombe amoureux de son quartier. A travers la vie du garçon, le peintre jette sur la toile les émotions des gens du quartier. Quelque part, c’est un peu moi…
Qui, le peintre ou le garçon?
Aussi bien l’un que l’autre: je suis celui qui se révolte, le garçon, et celui qui le regarde, le peintre.
Contre quoi vous rebellez vous avec vos films?
A travers les comédiens que je dirige, je veux faire connaître ma propre révolte, ma souffrance à moi, toutes les petites choses qui se sont incrustées dans mon être au cours des années. Le tournage naît de ce besoin de partager la réalité ressentie.
Une réalité douloureuse?
Pas nécessairement. Par exemple mon dernier film, Le prince, raconte les mésaventures d’un jeune fleuriste qui entreprend de conquérir le cœur d’une belle banquière de 10 ans son aînée.
Une histoire dont je suis auteur, une pure invention. Mais elle est aussi l’histoire d’un rêve, le rêve d’un fleuriste qui veut toucher une femme, qui veut réaliser ses propres ambitions. C’est le rêve de tout créateur, imaginer une chose et parcourir le chemin pour l’atteindre, en surmontant tous les obstacles.
Le Prince est un personnage très tiraillé entre ses origines et la modernité…
Mon prince veut vivre ce qu’ il voit à la télé, la manière dont on vit en Europe. En même temps, il se contredit, parce que ses origines sont complètement différentes. Il est tiraillé entre sa propre réalité et la réalité d’un monde qui avance très vite. Il est donc obligé de suivre, sinon il risque de rester sur le quai, de ne pas avancer, de ne plus comprendre le monde. Il devient très individualiste, il perd ses propres repères.
L’histoire du Prince est entièrement tournée en plein centre à Tunis, avenue Bourguiba.
Oui, c’est la Tunisie d’aujourd’hui, qui vit et qui rêve.
Pourrait on dire que la Tunisie d’aujourd’hui vit la même crise d’identité que celle du Prince?
Les arabes maghrébins regardent vers l’Europe, s’ouvrent sur à la modernité, dans ce monde où les frontières n’ont plus de sens. Mais pour ce faire: ils doivent se battre, se bousculer, sinon ils n’avancent pas. Le problème est que dans cette évolution, ils s’efforcer de garder leurs propres points de repères, pour les développer. Ma question est donc: est ce que la société tunisienne ou arabe, en générale, d’aujourd’hui, est en train de se renouveler à partir d’elle-même, ou bien se régénère-t-elle à partir d’autres composantes, d’autre attitudes qui ne sont pas les siennes?
Croyez-vous qu’il soit possible se développer dans la solitude?
Attention, je ne dis pas ça. Subir des influences est tout à fait normal, la Tunisie s’est bâtie grâce aux échanges et aux brassages entre les peuples. Nous essayons de comprendre le reste du monde, parce que nous avons encore beaucoup de choses à apprendre. Nous avons besoin de communiquer avec l’Occident, mais l’Occident aussi a besoin de communiquer avec nous, de nous comprendre pour évoluer. Malheureusement l’Occident ne bouge pas beaucoup.
Nous sommes en pleine actualité internationale…
Tout à fait. S’il y a cette guerre, s’il y a un conflit entre le monde arabe et l’Occident, c’est parce que l’Occident reste campé sur ses positions confortables, et ne se pose pas de question. Nous, nous sommes dans une position faible, mais justement à cause de cela nous avons un avenir. On va peut être passer par des crises importantes, on va toucher le fond, on n’en est pas loin d’ailleurs, mais notre destin sera de se remettre, petit à petit. C’est cyclique: l’Occident devrait juste se demander où sont les Carthaginois, les Romains, les Arabes d’antan…. C’est un cercle qui tourne. Maintenant c’est Bush, c’est l’Amérique. Ca ne peut pas durer pour toujours.
Dans 100 ans, qu’est ce que vous voyez?
Il y aura un rapprochement entre les deux Orients: l’Asie est très peuplée, elle est aussi en train de monter, avec ses cerveaux, ses machines. Le monde arabe a beaucoup de richesses, de matières premières. Dans 100 ans, le moment sera venu pour ces deux région.
Avez-vous jamais pensé tourner un film hors de la Tunisie, un film qui se confronterait à des thématiques plus globales?
Je pense qu’on peut dire pas mal de choses qui concernent la planète à partir d’un petit village. Le Prince dit des choses importantes sur le monde contemporain à partir de la Tunisie d’aujourd’hui. C’est çà la force d’un artiste, d’un cinéaste, d’un poète: partir du local pour rayonner sur le global. Mon Prince parle des rêves d’un garçon tunisien, qui pourrait bien être canadien ou chinois. Ces rêves existent partout, sur la terre. Il s’agit des rêves de l’humanité entière.
Daniela Cavini