Un entretien avec Zeyneb Farhat
1993-2004: DAMA se transforme, tout en poursuivant son chemin.
Aujourd’hui on peut bien l’avouer: en 1993 il s’agissait d’un Festival assez conventionnel. Les deux premières éditions ont été réalisées de façon classique, il n’y avait pas une ligne directrice claire, sauf ce besoin de casser le ghetto dans lequel la danse était enfermée. On demandait à tel centre culturel de ramener un spectacle, à tel autre centre d’en ramener un deuxième, mais, jusqu’en 1998, on n’avait aucune emprise réelle sur la facture artistique de la rencontre.
Qu’est ce qui se passe en 1998?
En 1998 a été fondé le réseau euro-méditerranéen DBM, (Danse dans le Bassin Méditerranéen) dont je suis co-fondatrice et membre du bureau actuel. Cet espace artistique se définit clairement comme plate-forme de rencontres des artistes de la danse des deux rives de la Méditerranée, tout en mettant l’accent sur la nécessité de créer un réseau informel de la danse dans la méditerranée arabe. Le besoin de nous connaître, d’établir un climat de confiance, de bâtir des relations entre artistes est devenu notre premier objectif. Les différentes propositions artistiques découlent de cette dynamique de création commune, aussi bien au niveau international que méditerranéen et local.
Vous insistez toujours sur l’apport de créations locales…
Parce que je pense qu’il est très négatif de voir une rencontre se tenir sans la participation effective des artistes du pays organisateur.
Dans vos rencontres, les artistes de toutes les disciplines, ceux du théâtre comme de la danse par exemple, sont impliqués.
La danse a pris énormément du théâtre, et vice versa. Je dirais qu’aujourd’hui on va vers les arts de la scène, où il existe une complémentarité extraordinaire. Il n’y a plus de danse ou de théâtre tout court, mais un va et vien entre les deux. Un comédien ressent le besoin fondamental de travailler avec un danseur, de comprendre ses propositions artistiques, et vice versa. Aujourd’hui, nombre de chorégraphes des plus intéressants arrivent à la danse à partir de l’art plastique (Alain Platel), ou du théâtre-cirque (Joseph Nadje), arts qui partagent avec la danse contemporaine le besoin de libérer les corps en même temps que les esprits.
Et nous voilà entraînés vers une définition de danse contemporaine.
Pour moi la danse contemporaine, c’est une technique qui amène une attitude par rapport à la vie, une technique qui refuse les barrières, les tabous. Comme tous les arts contemporains, la danse respire l’environnement, la recherche, elle implique aussi bien l’artiste-artiste que l’artiste-citoyen, l’artiste- philosophe.
Vous soulignez souvent le rôle de l’artiste-citoyen: quelle est la relation entre ces deux sujets?
Il n’y a pas deux sujets, l’artiste est un citoyen, un peu spécial, mais toujours un citoyen. L’artiste ne se voile pas les yeux, il fait partie active de la société, il est conscient de ce qui se passe autour de lui, dans son environnement social et politique. Comme citoyen, il est porteur d’un regard différent, d’une autre approche des choses. Cela lui vient de sa curiosité naturelle, de son envie de partir toujours à la découverte de l’autre, de remettre tout en question, d’aller au-delà des codes et des règles. On revient à la définition de la danse comme un mouvement perpétuel, une révolte contre ce qu’il y a d’institutionnel.
Pourquoi l’institutionnel est-il critiquable, selon vous?
L’institution a ses propres visées, sa stratégie politique. L’artiste, l’individu-culturel, n’est pas dans la même logique que l’institution, qui devrait être là pour le servir, mais malheureusement ne le fait pas. L’institutionnel ne considère pas l’artiste, ne lui prête aucune attention. Je souhaite une ouverture des institutions afin qu’elles soient à l’écoute de toutes les forces vives travaillant sur le terrain, afin qu’il y ait un juste équilibre entre l’institutionnel et la société civile. Mais pour le moment, c’est n’est qu’une aspiration.
Quel est aujourd’hui la situation de la danse dans le monde arabe, est-elle soutenues?
Pour ce qui me concerne, zéro. En général, on enregistre très peu de soutien public à la danse contemporaine dans le monde arabe, ce qui amène beaucoup d’artistes à laisser leur pays d’origine pour rechercher en Europe tout ce qu’ils ne peuvent pas trouver dans notre région. Dernièrement, de nombreux artistes portant la double nationalité ont été sévèrement affectés en Occident par les événements qui ont suivi le 11 septembre 2001: ils pensaient être bien intégrés dans les sociétés qui les accueillent depuis des années, pourtant, d’un coup, l’image dégradante renvoyée par certains médias les isole, les renferme, leur faisant prendre conscience de leur différence. Tout ça est terrible. Dans un scénario mondial déchiré par l’après guerre en Iraq et par la question palestinienne, est-ce que la danse a un rôle à jouer?
Elle a sûrement le rôle de ne pas laisser le désespoir s’installer dans l’âme de l’artiste-citoyen et à travers lui, dans la société. Face à tant d’agressions internes et externes, la danse aspire à offrir l’alternative à cette tendance des plus courantes aujourd’hui qui consiste à déserter toute initiative et à se réfugier dans les valeurs les plus traditionalistes. Vous l’avez vu, les rues de l’Occident avant la deuxième guerre du Golfe étaient remplies par la société civile mondiale, les artistes, les intellectuels, les étudiants. C’est encore la société civile arabe et européenne qui ont été capables de concrétiser une approche différente vis-à-vis de la question palestinienne, en donnant vie à l’initiative ‘100 artistes pour la Palestine’, pour casser le ghetto des ces artistes, pour être à leur côté, organiser des workshops, des ateliers de danse ou de peinture. Je crois qu’il nous faut un regard nouveau et l’art peut bien nous aider dans ce sens.
Vous avez mentionné les valeurs les plus traditionalistes qui sont de plus en plus présentes dans le monde arabe: Est-ce qu’elles peuvent codifier, ou même limiter, l’expression du corps incarnée par la danse contemporaine?
Je réponds par une question: combien d’ateliers de danse “dite orientale” y a t il dans le monde? C’est donc quoi cette prétendue négation du corps dans le monde arabe ? Une telle vision des choses est très stéréotypée, manichéiste… A force de parler de ce qui fait peur à l’Europe et aux Etats Unis, à savoir le mouvement islamiste, on occulte toutes les autres forces qui vivent et poussent dans notre société.
Par exemple?
Si on regarde les films égyptiens des années trente, ou bien les décolletés vertigineux des mariages traditionnels tunisiens, cette limitation du corps n’existe certainement pas. Le monde arabe est aussi concerné que le reste du monde par l’expression artistique contemporaine dans les domaines de la poésie, de la littérature, la danse, le théâtre, la peinture, la vidéo’art. Les mutations artistiques du dernier siècle ne concernent pas seulement le Nord! N’oublions pas qu’Antonin Artaud a révolutionné le théâtre européen après son retour… d’Asie! Bien sûr, nous avons des tabous, mais le tabou n’est pas par rapport aux millimètres de chair que nous dévoilons, il est beaucoup plus profond, structurel, porté presque inconsciemment.
Faut-il une fois encore prôner la tolérance du regard?
Oui, je le crois profondément, car on a une image de l’autre que l’on veut absolument la retrouver dans la réalité. L’image qu’on se fait de l’Arabe est une
image de femme voilée, opprimée, battue. Moi, je ne me sens nullement concernée par cette image. C’est au Nord de résoudre son problème, ce n’est pas à moi de prouver: ‘Moi, je ne suis pas comme ça’. Un bilan de la rencontre?
On a pu toucher la visibilité du travail fait jusqu’ici, le Sud a rencontré le Nord, le Nord a rencontré le Sud, le réseau a bien marché, on a découvert de nouveaux artistes. En plus, on a expérimenté des moments d’émotion profonde…. avec une extrême tolérance du regard. Par ailleurs, la suite est là: après DAMA, un atelier de danse s’est tenu à Tunis, assuré par la chorégraphe italienne Ornella D’Agostino, des artistes participants ont été programmés au festival d’Alexandrie, à l’Espai (Barcelone), Danse’M (Marseille), le festival de Danse de Beyrouth… N’est-ce pas merveilleux?
Danser dans la Méditerranée et au delà
Danse dans le Bassin Méditerranéen (DBM) est le seul réseau euro-méditerranéen dans le champ du spectacle vivant. Né en 1998, sa mission réside dans le développement et le soutien de la danse contemporaine dans le bassin de la Méditerranée. «Il ne s’agit pas seulement d’un outil – explique Gerarda Ventura, membre fondateur du DBM – mais aussi d’une recherche, d’une mise en réseau d’artistes, de compétences, d’énergies diverses, pour créer un vrai dialogue et éviter tout stéréotype». Grâce au soutien du projet Culture 2000, financé par la Commission européenne, pendant les quatre dernières années, DBM a pu repérer les besoins, élaborer les suggestions, finaliser certaines activités en Europe et structurer le réseau. «Jusqu’à maintenant – poursuit Gérarda Ventura – nous avons mis en œuvre un vrai projet de coopération entre les lieux de création européens et les artistes arabes qui vivent en Europe ou en Amérique, et qui sont la majorité. Malheureusement Culture 2000 se termine en juin 2004: il faudra donc convaincre l’Europe de relancer son engagement, parce que ce serait dommage de ne pas profiter de la richesse culturelle qu’on a pu mettre en place jusqu’ici». Il y a deux axes de travail que DBM voudrait développer : amener les projets de création et formation au-delà des frontières européennes, et élargir au Nord et à l’Est de l’Europe la relation créée entre les deux rives de la Méditerranée. Une sorte d’élargissement à l’envers.
Propos recueillis par Daniela Cavini